Lucas Van Leyden - 1525

Comment tout a commencé

"L'intérêt pour le bridge décroit parfois. Les bridgeurs se calment pendant quelques années, l'enthousiasme pour les matchs se relâche et les ennemis du bridge, faisant fi des enseignements de l'histoire, annoncent avec optimisme que le jeu est en voie de disparition. Ils ont toujours tort : les passionnés du bridge sont commme des bacilles conservés dans la glace ; faites fondre la glace et les revoici , inventant de nouveaux systèmes, de nouvelles conventions, échangeant des coups et provoquant de nouvelles dissenssions " Jack Olsen 1960.


D'où vient ce jeu devenu une véritable institution ?


D'abord il y eut le Whist qui devint bridge-whist qui aboutit au bridge aux enchères qui engendra le bridge-plafond qui donnèrent le bridge-contrat ou "bridge" tout court qui devint une obsession pour certains.


Mais le whist du 17ème siècle eut lui-même des prédécesseurs remontant au 14ème siècle, lorsque les cartes sont arrivées en Europe.


Le jeu de carte est probablement une création du monde arabe qui le tenait probablement des perses. D'après l'Abbé Rive, premier historien des cartes, elles auraient été en usage en Espagne vers 1330 "longtemps avant qu'on en trouve la moindre trace chez aucune nation". Il se fonde sur un article de 1332 émis par Alphone XI, qui défend aux chevaliers de jouer "aux cartes ou aux dez".


  

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La date d'apparition des cartes en France est bien délimitée :

  • Une ordonnance signée de Charles V, datant de 1359, prohibe plusieurs jeux, sans mentionner les cartes.

  • Aux archives de Marseille à la date du 13 août 1381 un notaire, L. Aycardi, mentionne l'existence d'un jeu de cartes dans ses minutes.


C'est donc dans cette période de 22 ans qu'elles s'introduisirent en France. Certains pensent qu'elles sont arrivées par l'intermédiaire de Du Guesclin en 1370, après sa campagne militaire en Espagne.


La légende veut que Odette de Champdivers, favorite de Charles VI le fol, passe commande en 1390 à l'artiste miniaturiste Jacquemin Gringonneur de trois jeux de cartes destinés au roi. Pour représenter de"jolies figures"  l'artiste aurait pris ses modèles dans la cour. Ainsi seraient nés les roi, reine et valet. Dans les autres pays il n'y pas, à cette époque, de dame, mais un roi, un valet supérieur et un valet inférieur.


Le jeu de cartes se répand comme trainée de poudre et à partir de 1400, l’Europe occidentale est conquise, du prince au laboureur.


On peut considérer que le tarot, jeu de levées avec atout, inventé vers 1430 dans les cours princières d'Italie du nord, est l'ancêtre lointain du Whist. Si le principe des levées était connu,  la notion d'atout était tout à fait nouvelle. Très vite, ce principe d'une couleur supérieure aux autres fut transposé  à d' autres jeux.

Début des cartes en France


David Teniers - 1640

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Théodore Rombouts - vers 1620

Le Whist

L'idée d'adapter le principe de l'atout à d'autres jeux fit rapidement son chemin. Ainsi naquit autour de 1500 une famille de jeux avec atouts, nommés «triomphes», que les usages régionaux diversifièrent.


Dans la triomphe anglaise, appelée "Coupe et Honneurs" ou "Slamm", on donnait 12 cartes à chaque joueur, les 4 dernières formant une pile dont la carte de dessus retournée devenait l'atout.

Cet "atout" engendra le "whisk" vers 1630 qui se changea en "whist". Le silence était imposé pendant les parties. Le nom "whist" viendrait de l'onomatopée "whissssst !" pour "chut !".


Le Whist devint rapidement le grand jeu national en Angleterre. Même les enfants en connaissaient les règles. Il se jouait en famille, dans les salons et dans les cafés. Il s'apprenait aussi sérieusement que le bridge aujourd'hui et certains l'étudiaient comme une science.


De ces savantes études un avocat  passionné par ce jeu, Edmond Hoyle, fit une synthèse dans son "Traitise of Whist", publié à Londres en 1742. Ce livre propulsa le whist vers les pays étrangers.


À partir de 1764, le Whist a fait les délices de toute l'Europe jusqu'à la fin du XIXe siècle. Ce jeu aura donc duré plus de deux siècles et il se maintient encore dans certaines régions. Je l'ai vu récemment, joué par des jeunes gens, dans un café au pays basque.

  

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Pehr Hillestrom


"Card Party" vers 1800

Il se joue à 4, en deux équipes de 2 joueurs, qui se partagent les 52 cartes. L' atout est déterminé par la retourne de la dernière carte distribuée. Il est donc le fruit du hasard et non pas choisi comme au bridge.


Le jeu de la carte est le même qu'au bridge à l'exception près qu'il n'y a pas de jeu étalé (le mort). A ce jeu simple, ajoutons les enchères, le mort, le sans atout, le contre, la vulnérabiblité et nous obtenons le bridge moderne.


Il faut "faire le devoir" c'est à dire remporter 6 plis avant de marquer des points de levées. Chaque levée au-dessus de la sixième compte pour 1 point. Dix points font une manche. Une partie ou "robre", est gagnée quand une équipe remporte 2 manches. Lorsque le jeu est intéressé, ce qui est souvent le cas, les joueurs conviennent de la valeur monétaire à attribuer au point.


Une variante à 3 joueurs est inventée dés 1736 en Angleterre, sous le nom de "Dummy" (muet) ; le jeu du quatrième joueur virtuel (le muet) est étalé. Ce quatrième est "l'homme de bois" ou "l'homme de paille" ou "l'ingénu" ou "le mort". La partie se joue en une manche. Il a été très prisé par les Français après sa codification par Deschapelles en 1843.


Dans le "vint" variante d'un "whist russe", l'atout est désigné par celui qui remporte une phase d'enchères avec hierarchie des couleurs (♠,♣,,)

Le jeu de Whist

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"La Partie de Whist"  Aquarelle


Edward Brewtnall (1846 – 1902)

  

En 1758 il est fait mention du whist dans une lettre de L’abbé Le Blanc ; une des premières mentions d’un jeu alors presque inconnu en France, sauf à la cour de Louis XV où il a été introduit quelques années auparavant par Lord Albemarle, l'ambassadeur britannique.


En février 1763, le Traité de Paris marque la fin de la guerre de Sept ans. L'Angleterre triomphante s'affirme comme première puissance mondiale. Sa domination culturelle s'impose. Ce n’est donc pas une coïncidence si l’année suivante voit la publication de "l’Almanach du whisk", traduction du traité de Hoyle sur le jeu emblématique de l'Angleterre.


Dès lors, sous le nom de visk, wisth, whisk ou whist, le jeu envahit la France puis tout le continent où il suscite un véritable engouement.

L’enthousiasme pour toutes choses venues de Londres se manifeste aussi par une nouvelle forme de sociabilité : le club. Ceux, nombreux, qui s’ouvrent à Paris, sous l’apparence de bonne société, sont, avant tout, de véritables temples du jeu, du whist en particulier


A la cour ou dans les salons il est de bon ton de jouer gros, très gros. C'est une marque aristocratique. On est au-dessus de l'argent ; on peut le perdre, ce n'est pas grave !


Louis XV est un fervent joueur d'argent. En 1773, alors qu'il joue au whist, son partenaire, le marquis de Chauvelin,  tombe mort en pleine partie.

Le Whist en France

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Le whist en France

Cet engouement amena Diderot à lui consacrer un article intitulé "le Whisk ou  le Whist" en 1765 dans le tome 17ème de l'encyclopédie.

Extraits :

.................

  • "Le whisk est plus intéressant, plus piquant qu'’aucun jeu de cartes, par la multiplicité des combinaisons qui nourrissent l’'esprit ... par les espérances & les craintes successives qui remuent l'’âme"

  

  • " Dans ce jeu, comme à la guerre & à la cour, il faut arranger des batteries, suivre un dessein, parer celui de son adversaire, cacher ses marches. Tantôt le plus savant l’emporte & tantôt le plus heureux"


Au 19ème siècle, le whist se jouait dans toute la France, aux cafés, chez soi, en famille ou entre amis. Il venait rompre la monotonie de la vie provinciale.


Talleyrand y jouait chaque nuit. «Le Whist, ce jeu inventé pour que M.Talleyrand eût un jeu fait pour lui », disait Napoléon. Il conquit les faveurs de Louis XVIII par son talent au whist royal.


Dans son "Talleyrand" David Lawday raconte : "Sa passion insatiable pour le jeu l'amenait à de longues parties tardives de whist... Le duc d'Orléans avait une [salle] au Palais Royal que Talleyrand fréquentait. Les salons littéraires réservaient une table ou deux pour les joueurs de cartes...Il finissait souvent là. Cette vie nocturne se poursuivait la plupart du temps jusqu'à trois heures du matin ..."

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Le whist dans la littérature

George Hunt - 1825

  

Barbey d'aurevilly en a fait une nouvelle " Le Dessous de cartes d'une partie de whist"  parue en feuilleton en 1850.

Balzac met en scène le whist pour décrire l’ennui de la vie provinciale dans "La Cousine Bette", "Le Père Goriot", "Modeste Mignon".


Dans "Les Liaisons dangereuses" de Laclos, Valmont y fait allusion.


On joue au whist dans "Les Âmes mortes" de Gogol.


Phileas Fogg, héros du roman "Le Tour du monde en 80 jours" de Jules Verne, joue au whist pendant tout son périple.


Le whist est au coeur de la nouvelle de Pouchkine "La Dame de Pique"


Au début du "Double assassinat de la rue Morgue", E. Poe brosse le portrait d'un joueur de Whist.


Dans "La Mort d'Ivan Ilitch" de Tolstoï, Ivan et ses amis jouent au Whist.


Lamartine, perdit tant au Whist que pour payer ses dettes de jeu il écrivit «l'Histoire des Girondins » contre une forte avance de son éditeur.


Chateaubriand, l'évoque plusieurs fois dans "Les mémoires d'Outre Tombe". Il raconte comment les parties de whist absorbaient Charles X quelles que soient les circonstances.




  

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En décembre 1773 le port de Boston en "Amérique anglaise" est assiégé par les anglais. C'est le début de la guerre d'Indépendance.

Une légende veut que les assiégés, par haine du Whist considéré comme un jeu anglais, décident de jouer une variante comportant un système d'enchères ; les joueurs annoncent le nombre de levées qu'ils entendent faire compte tenu de leurs cartes.


Les volontaires qui étaient partis avec Lafayette, propageront ce jeu à leur retour en France à partir de 1777, sous le nom de "Witsch Bostonien". Tout au long du 19e siècle il sera beaucoup joué et se perfectionnera. Chez Balzac, Dumas, Flaubert, dans les salons, les cafés, il rivalisera avec le whist et sa mode ne cessera vraiment qu'en 1900, à l’avènement du bridge.


Toute l'Europe est entichée de ce Boston. C'est le passe-temps favori du comte Rostov dans "Guerre et Paix" de Tolstoï. Au Portugal il a trouvé son paradis ; on y jouera intensément pendant 150 ans.


Le Boston ne tardera pas à donner naissance à des variantes comportant des annonces assez complexes.

Vers 1810, le "Boston de Fontainebleau" introduit la hiérarchie des couleurs (♠, ♣, , ) et en 1815 le "Boston de Lorient" ajoute le "4 couleurs", autrement dit le "sans-atout".


Voilà les prémices du Bridge !





  

Le Boston

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Du whist au bridge

L'histoire des débuts du bridge comporte beaucoup de zones d'ombre et son origine reste incertaine. Ceci dit, les règles du bridge ne contiennent aucune innovation. Elles dérivent toutes du whist ou du boston.

Les témoignages et documents, bien que parfois contradictoires, concordent sur un point : le bridge a vu le jour dans la société cosmopolite de la Méditerranée orientale (Grèce, Turquie, Egypte) où se côtoyaient diplomates, banquiers, négociants pour qui le français est la langue d'usage. De Constantinople où il était joué dans les années 1860/70, le bridge a atteint Paris par la colonie grecque.


Innovations du bridge :

  • le donneur choisit l'atout ou, si son jeu est trop faible, laisse ce choix à son partenaire par ce qui est nommé un "pont"

  • le contre, le surcontre

  • la hiérarchie des couleurs ( ♠, ♣, , ) et le SA inspirés de variantes du Boston

  • l'étalement du jeu du mort en face du donneur, inspiré du whist à 3

  • Les levées au dessus de 6 comptent pour la manche et valent : 2 si est atout, 4 à , 6 à , 8 à et 10 à SA.

  • La manche est à 30 points, soit 3 levées à SA, 4 à , 5 à, impossible en un coup à ou .


Le choix de l'atout donne au jeu un regain d'intérêt par rapport au Whist où l'atout est laissé au hasard.





  


Malthe Engelstedt - 1888

  

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En 1888, le bridge s'apprête à conquérir Paris alors qu'il est déjà joué dans la colonie grecque et dans certains salons privés tel celui de Madame Houssaye depuis plusieurs années. En effet, dans "Le Matin" du 6 février 1888, à la rubrique mondaine, on trouve :  

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  •  La fermeture de la chasse a ramené dans les clubs un grand nombre d'habitués

  • Un jeu est en passe de conquérir droit de cité. Il s'appelle le Bridge. C'est un whist avec une mode de compter tout à fait nouvelle. Le donnant désigne l'atout et les points sont plus ou moins élevés suivant la couleur choisie.


A partir de 1890 il se répand dans les clubs et cercles de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie. C'est ce que note Jean Boussac, en 1896, dans son "Encyclopédie des Jeux de Cartes"

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  • Le bridge nous vient d’Angleterre. Voici tantôt cinq ou six ans qu’il a été adopté par les Parisiens.

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  • "Celui qui a importé chez nous ce nouveau jeu n’a pas eu à faire de grands frais d'imagination, et les joueurs qui sont initiés au whist et au boston reconnaîtront bien vite que c’est une sorte de métis issu du croisement de ces deux jeux... [les] règles ne sont pas encore établies d'une manière bien fixe, elles varient d'un cercle à un autre"

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Le bridge arrive en France

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Premiers pas anglos-saxons

À Londres, les membres du "Portland Club" commencèrent à jouer au bridge en 1894 à la demande de Lord Brougham qui l'avait appris en Inde par des officiers de l'armée. Dans les mois suivants paraissait "The laws of bridge adopted by the Portland Club".

Le "Turf Club" puis tous les autres clubs londoniens l'adoptèrent et très rapidement le whist fut détroné de son piedestal au profit du bridge. 

L'engouement immédiat, provoqua l'indignation des religieux : "La société ne vit que pour le bridge et les âmes flétrissent sous l'empire de cette obsession"


Sur la scène américaine le bridge entré au début des années 1890 supplante le whist malgré un tir de barrage de Cavendish qui déclare "le bridge est ridicule et assommant".


Selon les récits de J.B. Elwell et R.F. Foster, le jeu est arrivé à New York en 1892 par Henry I. Barbey de retour d'un séjour en France.

Des compétitions de Bridge sont organisées à New York dès 1893. Lorsque ses règles sont codifiées, en 1897, dans "The Laws of Bridge", le bridge a supplanté le whist dans les clubs, attirant tous les joueurs d'argent.

 

Mais les attaques viennent de toutes parts, surtout contre les bridgeuses américaines. Ecoutons l'écrivain Minna Antrim : "... certaines femmes, qui rougiraient de s'énivrer, quittent le table de bridge en titubant, les yeux hagards, le coeur battant, pleines de désirs inassouvis"

  

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A Paris le Bridge ne rencontre pas d'adhésion immédiate. A partir de 1888, quelques tables de Bridge apparaissent dans les grands clubs de Whist, les cercles mondains (Jockey-Club, Cercle des Officiers ...) et dans des salons tel celui de Mme Houssaye, mais avec un succés mitigé.


A la une du figaro du 26 novembre 1893 il est fait mention du Bridge:

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  • « On ne le connaissait pas, quand, un soir, chez Meilhac, Ludovic Halévy nous expliqua son fonctionnement. Les vieux whisteurs, cristallisés dans leurs habitudes ne voulurent point en entendre parler, mais aujourd’hui le Bridge possède en eux ses plus chauds partisans. »


A partir de 1900 la folie du bridge atteint une grande partie de la société parisienne. Peu à peu la haute bourgeoisie ne peut s'en passer, les soirées mondaines se devant d'offrir des activités bridgesques. Les parisiennes inventent les « thés-bridge » de l’après-midi, chacune recevant à tour de rôle, quasiment à longueur d’année.


En 1897 un manuel succint a été édité : "Petit traité du Jeu de Whist et du Jeu de Bridge" par Laun. Il faut attendre 1904 pour que soit édité un manuel assez complet: "Le Bridge" par "Grand Schlem", succédant à l'américain "Foster's Bridge Manual" paru en 1900

Le terme "Bridge" n'entre dans le larousse illustré qu'en 1906.




  

A la conquête de Paris

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Au bridge primitif, le donneur avait un privilège exorbitant avec le choix de l'atout ne laissant aux adversaires que la possibilité de "contrer". Très vite il sembla injuste que les adversaires du donneur ne puissent participer à ce choix. Or d'autres jeux, le Boston par exemple, offrent des enchères donnant la parole à chacun. De là à les introduire dans le bridge il n'y avait qu'un pas...qui allait être franchi, en 1904.


Un groupe d'officiers britanniques dans une contrée perdue des "Indes Orientales" imagine un système d’enchères qui donne à tous les joueurs le droit de nommer l'atout et d'enchérir les uns sur les autres.

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  • La hiérarchie des couleurs (♠, ♣, , ) est la même qu'au Bridge-Whist.

  • Chaque joueur peut faire une annonce à condition qu'elle soit supérieure à celle du joueur précédent.

  • Il n'est pas nécéssaire d'annoncer la manche ou les chelems pour les marquer.

  • Toutes les levées sont comptabilisées à condition que leur nombre soit égal ou supérieur à celui qu'ont fixé les enchères.

  • Chaque pli manquant à la réalisation du contrat demandé est pénalisé. Cette notion de points de chute est une innovation.


Le monde anglo-saxon s'emballe pour ce "Bridge aux Enchères" qu'il nomme "Auction Bridge" ; ce jeu qui fera fureur pendant 25 ans en Amérique, est codifié par les anglais en 1908.




  

L'Auction Bridge ou " Bridge aux Enchères"

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Bridge au front

A la veille de la guerre de 1914, le bridge est pratiqué en France de manière intensive depuis une dizaine d’années, mais reste très élitiste, prospérant dans les salons mondains, les clubs et cercles militaires.


Des dizaines de milliers de ces bridgeurs mobilisés sur le front vont tuer le temps entre deux attaques avec leur jeu favori. Combien de journées passées dans les casemates sont supportées grace à ce jeu ! Et les photographies de joueurs dans les tranchées rassurent l’arrière …C'est pourquoi un grand nombre de jeux de cartes de propagande sont édités (surtout dans l’Empire allemand) et distribués aux soldats.

En fait, le bridge est surtout l'affaire des gradés, les hommes de troupe préférant la Manille.


On joue au bridge aussi dans les hôpitaux, dans les camps de prisonniers où on ira jusqu'à organiser des tournois dotés de prix.

Le bridge pratiqué est parfois le bridge primitif: pas d’annonces, donc cela s'apprend facilement. Plus souvent on joue le bridge aux enchères.


Aux Etats Unis où le bridge est devenu une institution nationale, des voix s'élèvent pendant la guerre pour demander son interdiction "... jusqu'à ce que l'Allemagne ait été mise à genoux... Y renoncer pour la durée de la guerre serait une réplique cinglante à ces fauteurs de discorde qui poussent à la lutte des classes et présentent les riches comme des parasites et des inutiles" (cité par Olsen)

  

Le Bridge pendant la " Grande Guerre "


"En attendant l'assaut" - aquarelle

  

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Journal de Prisonniers de Guerre

Le premier numéro du "Canard", le "Journal des Prisonniers de Guerre" du camp de Nuremberg paraît le 15 août 1916. Un article en page 3, signé "Le Bridgeur" est consacré au bridge.


Extraits :

  

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"Une bonne partie de bridge, quel moyen plus pratique pour «tuer le cafard?». Parlons donc du bridge...

C'est depuis une vingtaine d'années que le bridge a fait sa première apparition à Paris....


Ainsi que l'a écrit Alfred Capus: «Le bridge est mieux qu'une ingénieuse combinaison de cartes. C'est un exercice intellectuel et moral qui utilise la patience, la décision rapide, l'audace, la finesse, le sang froid et la fougue alternativement. Le rôle du hasard, tout en restant considérable, y est réduit au minimum... On peut même dire, sans absurdité, que le bridge contient à peu près la proportion du hasard de la vie normale et civilisée. C'est une des raisons aussi qui en font le plus moderne et le plus passionnant des jeux.»


Citons en terminant ce mot d'une Comtesse ... qui, à un gentleman la complimentant sur sa beauté, lui répondit: «En effet, monsieur, je dois être belle ... j'avais 4 as en main....j'ai fait Schelem mon adversaire .... et je ne sais pas si Napoléon, avec mon jeu, s'en fut tiré comme moi""

  

Cette variante du Bridge aux Enchères fut jouée, d'après Bellanger, dès 1915 dans certains cercles parisiens ;  les règles se transmettaient soit oralement soit par notes écrites. En 1917, un mystérieux auteur, "Ancien X", en donne succintement les régles dans un livre.

A partir de 1918 ce jeu se répand dans la France entière sous le nom "Bridge Plafond". En 1926 "AncienX" lui consacre un livre "Le Bridge Plafond" et le Dr Bellicaud un "traité du Bridge-Plafond".


Dès son apparition ce jeu intéresse l'excellent joueur Bellanger. Dans "Législation du ... Bridge Plafond", paru en 1927, puis l'année suivante dans "De la Marque au Bridge-Plafond", il en codifie les règles:

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  • L'ordre des couleurs devient : (♣, , ♥,)

  • Le déclarant ne marque que les levées demandées. Autrement dit, il faut avoir demandé la manche pour la marquer.

  • Les éventuelles levées supplémentaires sont comptées dans un compte annexe avec les primes, en haut de la feuille au "plafond".              

  • La prime de chelem est marquée que le chelem fut annoncé ou non. Elle est mulipliée par 5 par rapport au bridge aux enchères


Le Bridge Plafond restera très populaire en France jusqu'en 1935. Les Anglos-Saxons ne le joueront pas. Ils adopteront, dans les années 30 le bridge-contrat". Pendant 15 ans ces deux écoles vont s'affronter.

  

Le Bridge Plafond

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Le 31 octobre 1925, lors d'une croisière vers La Havane, un milliardaire américain, Harold S. Vanderbilt, révéle à ses amis le "Contract Bridge" qu'il a conçu pour dynamiser et harmoniser l'Auction Bridge et le Bridge-Plafond. Le principe: "Ne gagner que pour la valeur de ce qu'on a annoncé". Ce jeu était si parfait qu'il n'a quasiment pas changé depuis.


Caracteristiques du "Bridge Contrat" :

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  • Seules les levées demandées et réalisées comptent pour la manche (comme au bridge-plafond). Autrement dit il faut déclarer la manche pour bénéficier de sa prime.

  • La hierarchie des couleurs (♣, , ♥,♠) est celle du bridge-plafond.

  • Seuls les chelems demandés rapportent prime. Cette prime est multpliée par 25 par rapport à celle du Bridge aux Enchères.

  • Il faut 100 points pour marquer une manche et non plus 30.

  • Les valeurs des couleurs sont modifiées afin que les contrats de manche restent les mêmes qu'avant: 3 SA (35 pts la levée), 4ou 4 (30 pts la levée), 5ou 5 (20 pts la levée)

  • La notion la plus innovante est celle de "vulnérabilité" : quand un camp a gagné une manche, il est "vulnérable", tous les bonus (levées supplémentaires, chelem) ou pénalités de chute doublent de valeur.


Cette refonte allait provoquer une migration en masse du "bridge aux enchères" vers le "bridge contrat" dans le monde Anglo-Saxon.


  

Bridge en croisiere

Bridge en croisière

Innovations du Bridge Contrat

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Vanderblit raconte dans un livre les débuts du "Contract" : "A mon retour à New York, j'ai remis des copies dactylographiées ... à plusieurs amis. Je n'ai fait aucun autre effort pour populariser ou faire connaître "Contract Bridge". Grâce apparemment à son excellence, il s'est popularisé et s'est répandu comme une traînée de poudre". Au point de supplanter le Bridge aux enchères en Amérique dès 1930.


Vanderblit ne se contenta pas de réformer le bridge. Il créa le premier système d'enchères approfondies avec l'ouverture "1 Trèfle" pour les mains très fortes. Sa proposition n'eut pas de succès à l'époque, mais bien plus tard en a inspiré beaucoup dont  la célèbre "Blue Team".


Pour l'heure, la masse des bridgeurs américains n'avaient d'yeux que pour Ely Culbertson qui, lui même n'avait qu'une idée en tête : créer un système d'annonces cohérentes et le faire connaître à un maximum de bridgeurs par des livres, émissions de radio, conférences, films, chroniques de journaux.


Le système d'annonces de Culbertson est basé sur quelques principes :

  

  • Toute annonce d'une couleur garantit l'existence de cette couleur.

  • Principe d'économie: commencer les enchères à un bas niveau.

  • Possibilité d'annoncer une couleur de 4 cartes même majeure.

  • Réponse négative par 1 SA sur 1 à la couleur.

  

Essor du Bridge Contrat

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Bridgeurs en chamaille

Le match Angleterre-Amerique

1929, c'est le début de la grande dépression, et en même temps le bridge fait tourner la tête des Américains : "Introduit en 1926, le "Contrat" devait se développer rapidement ; les petits ruisseaux devinrent cours d'eau en 1927, fleuves en 1928, raz de marée en 1929" (Culbertson).


Pour les Anglais c'est différent ; ils sont réticents car ils ont leur propre système d'enchères inconciliable avec le bridge-contrat. Le lieutenant-Colonel W. Buller va jusqu'à écrire : "...une bonne équipe anglaise pourrait être opposée aux Américains... elle gagnerait par une montagne de points"


C'en est trop pour Culbertson ! Il décide de prouver à la face du monde que le "Contrat" et son propre système d'enchères sont bien meilleurs que le "bridge naturel" dont se réclament les anglais. Il lance un défi à Buller qui accepte.

Le match se disputera à Londres, au  Almack's club, en 300 donnes.


Ce défi éveille la fibre patriotique des Américains ; pendant les longues semaines avant la rencontre ils se mettent en masse à jouer au bridge. Le match se déroule, en septembre 1930, exactement comme le souhaite Culbertson, avec faste, pompe, foule et attention du monde entier. Victoire nette des Américains, par 4845 points


C'en est fait du "Bridge Naturel" (sauf pour Buller). Les Anglais, séduits par le système Culbertson, adoptent Le Bridge-Contrat.



  

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Le Bridge


Vuillard. 1923. Le Bridge

le Bridge Contrat en France

En France, berceau du Bridge-Plafond, le "Bridge américain" trouve un accueil plutôt froid. Pourquoi faudrait-il changer ce "Bridge français" si logique, si harmonieux ? Bellanger se déchaîne: " Le vulnérable en France !.. Qu'est-ce que cet assaut où, sous prétexte que les combattants viennent de marquer un léger avantage, on raccourcit leur épée ?"


Mais Ely Culbertson pense qu'il pourrait convaincre les Français de l'avantage d'un système d'annonces. Il lance un défi à Bellanger qui accepte un match au "Plafond" en 108 donnes, à Paris, en juillet 1933.


L'équipe de Bellanger avec les 3 jeunes champions, Albarran, Vénizelos et Aron, démarre ce match en flêche, puis les Américains comblent leur retard et l'écart reste infime jusqu'à la fin. Suite à une erreur de table, le match est arrêté à la 102ème donne et déclaré nul.


Les jeunes "Mousquetaires" (Albarran, Vénizélos, Nexon, Rousset) ont compris avec cette rencontre, l'intérêt du bridge-contrat. Ils décident de le jouer au championnat d'Europe de 1935. C'est un triomphe qui leur vaut d'être invités  à New-York, en 1936, à rencontrer les redoutables "Four Aces" (Jacoby, Burnstein, Gottlieb, Schenken).

Le match en 300 donnes, acharné et indécis jusqu'au dernier jour, est perdu de très peu par les Français.

Mais la notoriété acquise par les "Mousquetaires" va convaincre tous les bridgeurs français de renoncer au "plafond" pour le "Bridge-Contrat"


  

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La première fédération mondiale est constituée en 1932, sous le nom "International Bridge League".  Les USA y adhèrent en 1936.


En 1932, Culberston créé les "Jeux Olympiques du Bridge" sous la forme de tournois dans plusieurs villes des Etats-Unis et du monde.


Les premiers championnats d'Europe sont organisés en 1932. Le premier Championnat du monde se déroule à Budapest en 1937. A la finale l'équipe américaine de Culbertson est battue par les Autrichiens.


Dès 1924, des revues entièrement consacrées au Bridge étaient apparues, mais vites suspendues. Ely Culbertson lance en 1929 la revue "The Bridge World" qui deviendra le plus important magazine de bridge au monde.


Culbertson, héros victorieux du match contre les anglais, révèle, fin 1930, son système d'enchères dans son «Blue Book» ; c'est un succés monstre!

En 1934 il expose la technique du jeu dans son "Red Book" ; succés encore plus important ! En mars 1934 le "Culbertson's Summary of Contract" est N°1 des ventes de tous les livres.


En 1938 est lancé l'autobridge : un système astucieux de fiches et tirettes  permet de s'entrainer seul au bridge. Il sera utilisé dans le monde entier jusqu'à l'avénement  des logiciels sur micro-ordinateur.


  

Evolution fulgurante du Bridge Contrat

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Les grands matches européens des année 30

Malgré l'origine cosmopolite du whist et du bridge, les tournois entre nations tardèrent à s'imposer. Il fallut attendre 1937 pour que soit organisé le  premier championnat du monde ; des championnats d'europe se déoulèrent de 1932 à 1939. Dans ces tournois "Duplicate" les donnes, préparées à l'avance, sont les mêmes à chaque table.

 

Les premiers championnats d'Europe sont dominés par l'autriche qui gagne 4 fois, en 1932, 1933, 1937, 1938, ainsi que par la Hongrie et le Danemark. L'Europe centrale (Autriche, Hongrie, Pologne, Roumanie) était alors une pépinière d'excellents joueurs.


La France triomphe à Bruxelles, en 1935, avec ses "Mousquetaires": Albarran, Nexon, Rousset, Vénizelos, Tulumaris et Broutin.

Cette victoire historique vaut aux "Mousquetaires" d'être invités aux Etats-Unis contre la redoutable équipe des "Four Aces". Les Français seront battus de peu à la fin d'un match qui a captié l'Amérique.


C'est encore la France qui gagne le championnat d'europe féminin à La Haye en 1939, avec M.Behr, Ch.Martin, M-C de Montaigu, A.Pouldjian


L'élite de l'Europe, les Etats-Unis et l'Egypte sont présents à Budapest, en 1937, aux premiers championnats du Monde qui voient, en finale, la déroute de l'équipe Culbertson face aux Autrichiens.

  

Les marins jouent au bridge


Dans la marine aussi on joue au bridge

  

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Après la guerre, nouvelle donne

Après la 2ème guerre mondiale, la donne a changé en Europe: les excellentes équipes des pays de l'est manquent à l'appel. De bonnes équipes apparaisent en Europe de l'ouest: Suède, Hollande France, les meilleures étant les anglaises qui remportent les championnats d'Europe en 1948, 49, 50.


Aux Etats-Unis, loin de la guerre, les enchères n'ont cessé de se perfectionner. Le bridge américain atteint son apogée dans les années 50 ; seuls les Italiens viendront contester sérieusement sa suprématie.


Pendant 20 ans l'Italie va dominer le bridge mondial avec son équipe légendaire: le "Blue Team". On explique cette longue suprématie par une remarquable cohésion de l'équipe, une combativité de tous les instants, un système d'enchères original et des joueurs de génie (Belladonna, Forquet, Garozzo).

De 1956 à 1975 l'Italie remporte la "Bermuda Bowl" 13 fois sur 13 matchs joués, les Olympiades 3 fois sur 4 joués.

Aux championnats d'Europe, L'Italie n'aligne jamais plus de 2 titulaires du Blue Team. Elle n'en gagne pas moins 11 médailles d'or entre 1956 et 1975. e

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Après le déclin, en 1976, de la légendaire "Blue Team", les américains prennent la relève ; ils gagnent la Bermuda Bowl sans interruption de 1976 à 1987. L'Américain Bob Hamman succéde à Giogo Belladonna à la tête du classement mondial.

  

Forquet, Vivaldi, Belladona,

Garrozzo, D'Alelio

du " Blue Team "

en 1976

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Dès son émergence, le bridge a prospéré dans les cercles huppés de diplomates, officiers, aristocrates européens, milliardaires américains.

Longtemps il a été, aux yeux du monde, un jeu de caste.

Dans son roman "Cartes surTables" Agatha Christie met naturellement en scène comme bridgeurs, un colonel et un milliardaire.

En 1933, tous les fondateurs de le FFB sont des aristocrates (le comte de Chambure, le marquis de Rochequairie,  le baron de Nexon ...)


Tout va changer après la seconde guerre mondiale. Devenu plus rigoureux avec des enchères plus précises, le bridge attire un nouveau public moins mondain: professions libérales, enseignants, commerçants.

A partir de 1970 le public se démocratise rapidement grace aux efforts de la F.F.B. : maillage du pays par un réseau de comités et de clubs, création d'un classement des joueurs très motivant, essor de compétitions à un coût accessible, développement de l'enseignement, édition d'ouvrages d'initiation..

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Le classement des bridgeurs en fonction de leurs résultats en compétitions,  comporte 4 séries (la 1ère est la meilleure) ; chaque série a 5 degrés:  trèfle, carreau, coeur, pique et "Promotion" (ou "Nationale" pour la 1ère série).

Un nouveau joueur démarre non classé pour devenir 4e série trèfle. Le meilleur classement est 1re série nationale, qui représente environ un millième des licenciés. En 1ère série il y a 4% des licenciés.







  

Essor et démocratisation du bridge

Bridge Party

"Bridge Party" Beryl Cook. 1997

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Petite Bibliographie

ALBARRAN Pierre. Souvenirs et Secrets. Le Triboulet, 1947


BEAUCHENE, BODARD, COUNIL, DEPAULIS. From ‘britch’ to ‘bridge’.  Playing-Card, vol. 40, no. 1, July-Sept. 2011, pp. 20-31


BODARD Philippe. L'Esprit du Bridge et du Whist 

https://sites.google.com/site/lespritdubridgeetduwhist/


BOUSSAC Jean. Encyclopédie des Jeux de Cartes. Paris, 1896. BNF


COUNIL Jean-Louis. La Naissance du Bridge. DAG jeux,2004


CRONIER Philippe. Larousse du Bridge. Larousse, 1995


DEPAULIS Thierry. Histoire du Bridge. Bornemann,1997


DEPAULIS, FUCHS. First Steps of Bridge. Playing-Card vol. 32, N° 2


JAIS, Le DENTU, TRUSCOTT, L’aristocratie du Bridge. Balland, 1973


Le DENTU José. Le Bridge. Denoël, 1981


M0.ASINI Gérald. Petite Histoire du Bridge. Nancy-Texas N° 33, 35, 38, 42. 2004.  http://www.bridgelor.fr/


MASINI Gérald. Les Pionniers Américains. Nancy-Texas N° 38. 2004


OLSEN Jack. Les Mille Histoires du Bridge. Gallimard,1962








  

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Whist populaire vers 1900

Petite Histoire du Bridge